La guerre des masques fait rage chez nous aussi

La guerre des masques fait rage chez nous aussi

Amandine ASCENSIO
Les masques doivent arriver sur le territoire, mais pour l'heure, le décalage entre les volumes annoncés et ceux livrés sont importants.
Les masques doivent arriver sur le territoire, mais pour l'heure, le décalage entre les volumes annoncés et ceux livrés sont importants. • DR

Alors que les opinions s'étripent sur la nécessité de porter un masque médical ou non, que certains élus veulent l'imposer, que le Conseil d'État les retoque, qu'on se les arrache sur les tarmacs d'aéroport, ce petit équipement jetable est devenu, en trois semaines, un réel objet de convoitise. Au point d'encombrer les échanges économiques et les communications politiques. Décryptage.

« Tout le monde commande en Chine, les États, les entreprises, les collectivités, le privé, le public », énumère Patrick Karam, ex-vice président de la Région Île-de-France, d'où il a démissionné récemment. Il s'occupait des commandes de masques de la Région sur le marché chinois, devenu une « véritable jungle », selon ses pratiquants. « Encore plus que d'habitude », urgence sanitaire oblige.
Car, encore plus que d'habitude, il faut négocier les prix de la marchandise, comme ceux du fret, que tous les témoins annoncent voir flamber. Et puis passer l'engorgement des aéroports, goulot d'étranglement des commandes, passer les frontières malgré les facilités douanières instaurées pour l'occasion (lire encadré), et surtout, livrer un matériel de qualité, utilisable par tous, surtout les personnels soignants.
« À l'heure actuelle, il est difficile d'avoir des certitudes sur nos commandes », constate Hugues Lami, dont l'entreprise de matériel biomédical a pu se constituer « intermédiaire pour plusieurs ordonnateurs », mais qui, pour l'heure, n'a pas encore réussi à faire arriver du matériel. « L'aérien est complètement bouché. Je suis obligé de faire passer mes masques par voie maritime, ce qui double, voire triple le temps de transport. » Même GBH, le géant de la distribution qui dispose pourtant de sa propre plate-forme d'achat, n'a pas pu faire venir d'un coup les 1,35 million de masques qu'il avait annoncés pour les ARS (dont 300 000 pour la Guadeloupe). Car la commande privée ne pèse pas lourd face à la commande publique, prioritaire pour assurer les soins dans les CHU et reconstituer des stocks épuisés par le coronavirus.
Connaître pour commander
Quoi qu'il en soit, « pour acheter en Chine, il faut avoir une vraie maîtrise de la culture commerciale locale, qui est bien différente des process occidentaux », commente un ancien du milieu de l'import-export qui commerçait entre la Chine et la Guadeloupe et qui raconte une sorte de jeu de dupes durant des repas alcoolisés, comme une des bases de la négociation commerciale. « Ce n'est que lorsqu'on connaît bien tout ça, et aussi qu'on parle la langue, qu'on peut traiter en direct. » C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les ordonnateurs passent par des intermédiaires, qui ont travaillé leur réseau, leur méthode, leurs partenariats commerciaux, sans que, dans ce cas précis, cela les exempte de difficultés.
« Ces sept dernières années, je me suis rendu plusieurs fois par an en Chine. J’ai noué beaucoup des contacts lors de la foire de Canton, qui a lieu deux fois par an par exemple », explique Rony Piziou, gérant d'une société d'événementiel et constitué intermédiaire pour le Département, d'après un devis qui a fuité sur les réseaux sociaux. « D'habitude, je traite en direct. Mais aujourd'hui, il y a des gens qui travaillent pour moi, ajoute-t-il. Croire qu'on pourra commander sans intermédiaire aujourd'hui, c'est comme jouer au poker. »
« Il y a même des intermédiaires d'intermédiaires d'intermédiaires, on peut aller jusqu'à quatre ou cinq niveaux », confirme Patrick Karam, qui rassure : il a de nombreux contacts avec les chefs d'entreprise chinois de la Région Île-de-France où une plate-forme d'achat « simplifie les échanges ».
Guerre de communication électorale ?
Et si cette information nous concerne, c'est bien parce que le dimanche 12 avril, la Région annonçait un « partenariat logistique » avec l'Île-de-France, pour acheminer quelque 200 000 masques qui devaient arriver « au cours de la semaine », via un transport que la Région doit elle-même organiser. Ces derniers, « réservés et disponibles depuis mercredi » selon nos informations, que la Région n'a pas confirmées, sont toujours à l'entrepôt.
Et cela ne serait pas un problème, si l'on n'était pas envahi, depuis le début de la crise, de grands effets d'annonce. A grand renfort de communiqués et d'interventions médiatiques, on nous annonce des arrivées de masques par centaines de milliers. Quand le Département se voit obligé de « confirmer » une commande de 300 000 masques, suite à une fuite de devis et une polémique sur le choix d'un intermédiaire, la Région surenchérit et annonce 450 000 « à terme ». Cap Excellence, le 1er avril, a déclarer en avoir commandé 160 000. Et si l'on ne va pas se fâcher que des élus s'occupent de la santé de leurs citoyens-électeurs, on note qu'on reste dans des effets d'annonce, un tantinet agaçants, à l'approche des élections de 2021 (Régionales et Départementales), alors même que celles de 2020 (les Municipales) n'ont pas abouti.
Car, au moins pour les raisons expliquées ci-dessus, personne n'a encore reçu la totalité de sa commande. Le Département s'est procuré 40 000 masques sur ses 300 000 annoncés. La Région, elle, a collecté un peu plus de 8 000 masques tirés de ses lycées distribués publiquement, puis 50 000 autres donnés par le groupe GBH, sous convention, sans donner de nouvelle de ses commandes propres, issus de dons. Quant à Cap Excellence, elle attend toujours sa commande et assure que cela arrivera « la semaine prochaine » alors que ses intermédiaires sont plus hésitants. Et pour la suite, personne ne peut s'engager sur un calendrier d'acheminement...

 
Des facilités en douanes
Devant la nécessité d'avoir des masques, les gouvernements ont assoupli les règles douanières : « En temps normal, les normes acceptées sont uniquement celles de l'Union européenne, détaille Quentin Savignac, chef divisionnaire à Basse-Terre. Mais là, tout est assoupli et l'État accepte les normes de nombreux pays pour ces dispositifs médicaux : Chine, Australie, Nouvelle-Zélande, Corée du Sud, Mexique, Japon et Brésil. Ces produit ont aussi été détaxés, c'est d'autant moins de procédures. »
« Il y a des procédures adaptées pour tous ces types de marchandises, tout ce qui est masques, blouses, équipements de protection. C'est notre priorité sur tout autre dédouanement. Si la commande est d'un institutionnel et d'intérêt public, on laisse la marchandise partir, mais charge à eux de transmettre les documents sous 24 heures. » Même si, selon nos informations, deux à trois dossiers ont posé des problèmes et ont été bloqués plus longtemps que d'autres par des agents zélés. « Des histoire de documents du transporteur », indique-t-on aux douanes, qui expliquent que pour les autres commandes, notamment privées, le travail peut aussi se faire en amont : « les importateurs peuvent annoncer la commande aux douanes, et apporter en avance tous les documents. »
Entre le 23 mars et le 15 avril, les douanes ont compté la réception de 7 commandes majeures (à partir de 5 000 masques), soit 800 000 masques (50 % chirurgicaux, 50 % FFP2) par voie aérienne, émanant de privés pour les besoins de leurs entreprises, de groupements de pharmaciens, ou d'institutionnels comme l'ARS. Du point de vue maritime, c'est le Dixmude qui apporte la plus grosse cargaison, déchargée hier.
 
Les masques sont-ils une opportunité business ?
Les prix flambent, le marché est impitoyable : selon sa loi, un objet rare devient cher. De quoi attirer les convoitises : fin mars, en Guadeloupe, deux hommes se faisaient arrêter, après s'être fait attraper en situation de vente de masques venus des USA où, via leur société de cosmétiques, ils auraient passé une grosse commande, de plusieurs milliers de masques. « Nous avons peu de situations d'illégalité, cependant, note Quentin Savignac, chef de division des douanes à Basse-Terre. En revanche, nos collègues de la répression des fraudes ont vu plusieurs cas de vente de masques à des prix prohibitif. »
« Moi, j'ai contacté des îles voisines pour savoir s'ils voulaient des commandes, pour faire des commandes en gros », note Hugues Lami, qui affirme pourtant que devant une telle « folie des masques, la date de livraison reste difficile à garantir ». « C'est un vrai risque pour les entreprises qui doivent payer d'avance la production en Chine et non pas à réception, car c'est comme ça que cela fonctionne là-bas. » Un mécanisme confirmé par toutes les parties prenantes de la filière des masques. 

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